Derrick May (USA)

Derrick May (USA)

Il est 2 h 30 du matin, ce 27 juillet, au festival Résonance. Bouteille de champagne à la main, Derrick May, qui vient de finir un set généreux et groovy, avec des tubes de Détroit mais pas que, répond, affable, aux questions de Teckyo, assis sur la terrasse de l’espace Jeanne Laurent, à deux pas du palais des papes.

Comment as-tu trouvé cette soirée Résonance ?

Ce soir c’était super cool ! Être dans un lieu culturel comme ça, au milieu du festival Résonance (d’Avignon NDLR), c’est très important de pouvoir participer à ça. Pas seulement pour moi-même mais aussi pour le public. C’est également indispensable pour moi de jouer ce qu’il me plaît tout en faisant comprendre aux gens qu’il y a différentes sortes de musique. Pourquoi ne jouer qu’un seul genre ? Ce serait stupide et ennuyeux.

Tu as d’ailleurs attaqué par un morceau aux percussions africaines :

Oui, c’est le premier disque que j’ai joué, de la musique africaine, de la musique qui fait pleurer, les gens me demandent ce que c’est, c’est fantastique et les femmes adorent ça… Et moi je joue pour les femmes ! Si les femmes sont là, tu as la fête, si elles ne sont pas présentes, tu n’as pas la fête. Je ne joue pas dans les party gays ! (rires).

Mise à part la sélection des disques, que se passe-t-il dans ta tête pendant ton mix ?

Je prends une ou deux personnes dans le public, un homme, une femme, un couple qui danse très, très bien et je les suis durant toute la soirée. Dans la fête, je joue pour une ou deux personnes, mon challenge c’est de les garder sur la piste et les faire danser. Tous les meilleurs DJ’s vous le diront, ils regardent une ou deux personnes sur le dance-floor et c’est tout, les autres gens présents créent l’atmosphère.

Ton œuvre est associée à Détroit, parle-nous de cette ville.

Je suis né à Détroit, ma famille est de Détroit, c’est là où j’ai vécu toute ma vie, j’ai voyagé à travers le monde, enfant, en Californie et en Jamaïque avec mes parents. Quand j’avais 14 ans, j’achetais des disques, j’écoutais du Elton John, l’album Bennie and the Jets, vous ne le connaissez pas comme ça Elton John, c’est comme comparer le premier Michael Jackson au deuxième. J’écoutais aussi Funkadelik, Jimmy Hendricks, Kraftwerk, j’étais un danseur, j’adore danser.

Et puis en 1987, avec Kevin Saunderson et Juan Atkins, vous créez les premiers morceaux de techno…

Je connais Kevin depuis que j’ai l’âge de 12 ans… Avec lui et mon ami Juan Atkins, nous avons créé de la magie, quelque chose qui n’avait jamais existé avant. Ce n’était pas une lutte pour la musique, parce que les gens s’en fichaient, personne n’écoutait ce qu’on faisait, vous devez comprendre, quand on a fait cette musique, il n’y avait rien, pas de techno, rien, pas de DJ star, rien, zéro, c’était le début, c’était la lumière, la « fucking » lumière…

Tu composes notamment un hymne intemporel, le fameux tube Strings of life…

Quand j’ai fait Strings of life, j’étais dans une période très mélancolique, j’étais très jeune, je n’avais pas d’argent, j’étais un étudiant classique, je ne savais pas ce que je voulais faire de ma vie, je détestais la société… À cette période on avait un président horrible, Ronald Reagan (rires). Je me suis enfermé et j’ai fait cette musique contre la société mais cette musique était aussi mon rêve, ma romance, ma vie. C’est la mémoire de ma vie et pas ce que je pensais du futur.

À l’époque tu privilégies la production au DJing ?

Tu ne peux pas faire de la musique et être un DJ. Si tu veux faire de la musique, tu ne fais que ça, tu restes dans ta chambre et tu fais de la musique, Si tu dois peindre, tu dois partir et peindre et ne pas aller dans toutes les galeries et les musées pour voir le travail des autres.

As-tu vraiment prononcé cette phrase mythique : “notre musique c’est la rencontre de George Clinton et Kraftwerk dans le même ascenseur, elle est à l’image de Détroit, une erreur totale “.

Oui, je l’ai dit ! (rires) Personne avant n’avait fait une image de notre musique. J’ai imaginé quelqu’un  faisant une belle peinture de cela, c’est ce qui m’est apparu : à cette époque Clinton m’apparaissait comme docteur Funkestein et George comme cet homme métrosexuel, superbe, un allemand.

Malgré la crise que traverse Détroit, en faillite, tu vis toujours dans le Michigan ?

Oui je vis toujours à Détroit, bien sûr, qu’est-ce que vous croyez ? La crise, c’est des conneries, ça fait 20 ans, 30 ans, que ça dure, la crise c’est la hype pour vous, ce sont les médias qui l’ont inventée. La faillite existait avant que je sois né, cela fait très longtemps, maintenant c’est juste devenu public. J’ai deux maisons à Détroit, une à l’extérieur, une en ville, je vis dans les deux, j’ai une adorable petite fille qui est complètement folle ! Je ne suis pas un bon mari, ou un bon petit ami, mais un très bon papa et je veux rester un bon papa.

Justement chez toi, écoutes-tu beaucoup de musique ?

J’écoute de la musique chez moi tous les jours, mais je l’écoute à un volume très bas, il faut être silencieux pour l’écouter… Je mets du Miles Davis, du chill-out, de l’ambient, de la musique des années 70-80, la musique sud africaine qui a une scène énorme… Chez moi, il faut être silencieux pour écouter la musique.

Que penses-tu de la techno en Europe ?

En Europe maintenant, c’est de la musique business, les gens se font 100 000 €  par nuit et pas seulement le DJ, le propriétaire du club aussi, ils se font des millions d’euros, les gens achètent des tickets six mois à l’avance… Mais pourquoi le public ne va-il pas voir Diana Ross ou Barbara Streisand ? C’est incroyable, c’est juste une fête !

Que sont devenus tes compères de la scène techno ?

Juan Atkins, je le vois tout le temps, Kevin vit à Chicago, Juan toujours à Détroit, Carl Craig à Detroit, Kenny Larking à Berlin, Mike Banks vit à Detroit, Jeff Mills à Paris et Chicago…

Pourquoi t’es tu arrêté de composer pour ne faire que du DJing depuis les années 90?

Composer, je l’ai fait, je suis content. Et jouer des disques ce n’est pas facile. J’ai 50 ans, keep moving !

Y-a-t-il une nouvelle génération techno à Détroit ?

Non, tout le monde est parti, on essaie d’encourager les jeunes mais c’est difficile, la culture pop est partout, avec internet et la télévision, c’est partout pareil, mais à Détroit, nous avons moins de personne intéressées, j’essaie d’aider, ma porte est ouverte, les jeunes savent que je suis là pour eux.

Quel est ton prochain projet ?

Les productions de Karim Sahraoui (d’Aix-en-Provence, à ses côtés lors de l’interview NDLR) sont mes prochains projets, nous avons enregistré et nous attendons la suite. Il est venu à Detroit, son cœur est à Détroit et il connaît Détroit.

Propos recueillis par Corinne Kennedy et Crazik