Deena Abdelwahed par Olivier Pernot

Deena Abdelwahed par Olivier Pernot

Deena Abdelwahed, engagée, libre et moderne

A l’automne dernier, Khonnar, le premier album de Deena Abdelwahed, a été un courant d’air chaud venu de l’Afrique du Nord. La jeune Tunisienne y expérimente une musique électronique savante et dansante, exigeante et passionnante. Ce disque lumineux a été publié par le très respecté label Infiné. Contactée par téléphone, Deena Abdelwahed revient sur sa vie entre le Qatar et Tunis, sur son installation à Toulouse, sur sa passion pour la musique électronique, sur cet album réjouissant et sur son engagement artistique.

Tu as vécu jusqu’à tes 18 ans au Qatar, comment la culture est rentrée dans ta vie à cette période ?

Culturellement, il n’y avait pas grand chose au Qatar, et encore moins pour les femmes. Enfant et adolescente, j’aimais beaucoup la musique et j’étais frustrée de ne pas pouvoir en écouter. Sur les chaînes télé qui passaient des vidéos, comme MTV ou VH1, il y avait des clips censurés, des clips coupés. Sinon, c’était un divertissement ciblé : du R&B, du hip-hop, de la pop internationale. J’allais écouter aussi des CD au Virgin Megastore, mais il n’y avait pas beaucoup de choix. Vers 14/15 ans, l’arrivée d’Internet m’a ouvert à la musique underground. Au collège, au lycée, on voulait tous être le plus cool, le plus original, alors on trouvait des choses que les autres ne connaissaient pas. Ces recherches sur Internet, ça m’a fasciné. A cette époque, j’écoutais beaucoup de jazz et de la musique avec du groove, de la soul, du funk. Je voulais connaître les sources du R&B, du hip-hop. A cette époque, je faisais du breakdance, donc je m’intéressais aussi au hip-hop instrumental et au breakbeat pour danser.

A quel moment la musique électronique a-t-elle accrochée ton oreille ?

Après le lycée, quand je suis arrivée en Tunisie. Tous les jours, j’avais 40 minutes de transport en commun pour aller aux Beaux-Arts, alors je me préparais des sélections. Je diggais sur Internet et je suis tombée sur des morceaux juke et footwork. J’ai commencé à être addict à ces deux styles. C’est de la musique dansante, avec ses rythmes à 150/160 BPM, et j’aime ça. Et puis, il y a des structures imprévisibles, un côté free, comme dans le jazz. La juke et le footwork sont des musiques hors cadre. Petit à petit, j’ai découvert d’autres styles électroniques : le dub et le dubstep, puis après, la techno et la house.

A quel moment as-tu appris à mixer ?

Ce qui m’a lancé, c’est une rencontre en Tunisie avec un mec, un DJ du collectif World Full Of Bass. J’étais dans un train et il m’a demandé ce que j’écoutais. C’était de la juke et du footwork. Il m’a dit : « Wouah, c’est quoi ce truc ! ». Il m’a dit que je devrais mixer et il m’a conseillé d’utiliser Traktor. C’était en 2010. Quelque temps après, je devais aller au Qatar pour voir mes parents qui étaient restés là-bas. Et au Qatar, on ne peut rien faire. Donc, pendant les 40 jours où j’y étais, je me suis enfermée et j’ai appris à mixer. C’était comme une résidence finalement ! Quand je suis rentrée en Tunisie, je savais mixer et j’ai intégré le collectif World Full Of Bass. Après, j’ai commencé à mixer au Plug, un petit club de Tunis. Les jeudis, puis les vendredis, puis les samedis. Le Plug, c’est un club très ouvert à toutes les musiques électroniques. Il n’y a pas que de la house et de la techno. C’est aussi un club qui est très « safe » par rapport à la communauté LGBT.

Il y a une dizaine d’années, tu participais à des raves en Tunisie. Etait-ce dangereux ?

Oui et ça l’est encore aujourd’hui. Mais quand j’avais 18/20 ans, je ne posais pas ce genre de questions. Ces fêtes, c’était des petites raves d’une centaine de personnes. On s’installait dans une ferme à la campagne, avec un sound-system de mariage et des amplis saccagés. On ramenait des glacières avec des boissons, de l’alcool, des fruits. Si les gendarmes passaient, on devait mentir et dire qu’on fêtait un anniversaire. Et il fallait cacher l’alcool aussi. De toute façon, il fallait toujours être docile car on pouvait tomber sur un gendarme coriace. Il fallait se méfier aussi des mecs des villages à côté. Des fois, on pouvait tomber sur des habitants pas sympas du tout. Dans ces fêtes, j’ai mixé plein de musiques, de la juke, du footwork, de la world expérimentale, de la musique ghetto (kuduro, baile funk), pour avoir toujours un résultat imprévisible.

Tu es installée à Toulouse en 2015. Que t’apporte cette ville dans ta vie ?

C’est une ville comme un village où la vie est super tranquille. Je n’ai pas choisi cette ville : j’ai suivi mon ex qui y habitait. Mais j’ai choisi d’y rester. Pour mixer, j’ai fait le tour de l’Europe, visiter beaucoup de grandes villes. Toulouse, c’est plus tranquille. La vie culturelle n’est pas surchargée comme à Berlin, à Paris ou à Lyon. Dans ces villes, j’aurais peur de me perdre. Ce n’est pas facile de dire non à toutes les propositions. Quand je rentre à Toulouse, je décompresse vraiment. J’aime manger dehors, en terrasse, me poser sur les bords de La Garonne. Là-bas, j’ai une vie au milieu de tout le monde, entourée de plein de personnes d’origines différentes, passionnées par plein de choses, pas que par la musique.

Le titre album de ton album, Khonnar, est un mot d’argot, un mot de la rue, qui signifie le côté sombre, inavouable, tabou, dérangeant des choses. Que veux-tu révéler dans ta musique ?

Khonnar, c’est précisément la phase juste avant la révélation, juste avant le scandale. Dans ma musique, je veux parler de l’hypocrisie de la société arabe actuelle. Cette société a un cadre rigide et les premières victimes en sont les femmes. Mais les hommes subissent aussi cette rigueur au niveau des mœurs. Il n’y a pas de liberté de penser, de liberté de parler. Il faut toujours faire attention. Il y a aussi un problème de violence dans les sociétés arabes. Mon message est alarmiste : je n’arrive pas à être positive.

Est-ce le message que tu veux véhiculer avec ton album ?

Je veux que la société arabe change. D’un côté, il y a des jeunes à la mentalité et au comportement archaïques. De l’autre, il y a des jeunes tournés vers d’autres cultures. Notamment la culture européenne. Ils veulent fuir leur propre culture. Moi, je ne refuse pas mon identité et je veux participer à la construction d’une société arabe moderne, avec des valeurs, avec des repères. Une société ouverte et libre, respectueuse des autres religions, respectueuse de tous. Voilà le message que je veux faire passer.

Tu es une artiste engagée. Est-ce un poids ou une nécessité ?

Ce n’est jamais un poids et pas une nécessité non plus. Être engagée, c’est un choix artistique. On doit défendre les communautés minoritaires. Cela fait partie de ma musique. J’assume complètement d’être arabe, lesbienne et de faire de la musique électronique. J’ai cette position claire pour encourager ceux qui n’arrivent pas à assumer leur identité.

Penses-tu que l’avenir de la musique électronique se trouve en Afrique, au Moyen Orient et plus généralement dans l’Hémisphère Sud ?

La musique électronique ne va plus être qu’occidentale. Elle est plus globale maintenant. Avec Internet, l’Hémisphère Sud va avoir son mot à dire et le spectre va l’élargir géographiquement parlant.

Interview réalisée par Olivier Pernot

>> 15 juin, Marsatac, Marseille (Khonnar Live Set) ; 20 juillet, Sónar Festival, Barcelone (Khonnar Live Set) ; 24 juillet, Tohu-Bohu Festival, Montpellier (DJ set)